Le Russe Désespéré
L'homme était plutôt petit, aux cheveux blancs d'un blond passé, je lui trouvais presque un air de Sting. Ses yeux très bleus ? Sa carure ? Sa beauté qui s'ignore ? Je ne sais pas ce qui me plaisait tant en lui. Il marchait dans les rues de Montmartre, sa guitare à la main, l'oeil plus ou moins torve.
Mon homme l'arrête. Ils se reconnaissent, s'embrassent, se regardent, se parlent à peine. Présentations : il s'agenouille pour me faire le baisemain, avec un sérieux déconcertant.
Et, suffocant d'alcool, entre ses hoquets et sa feignasse de mâchoire, il nous marmonnait une chanson de Jacques Brel. Les paroles fuyaient de son esprit comme l'eau coule entre les doigts d'une main. Parfois il en restait quelques unes, juste de quoi garder une ou deux rimes complètes, avant de sombrer à nouveau dans le flou éthylique.
Passés à l'épreuve de la mémoire puis à celle de la mâchoire ramollie, les vers survivants me parvenaient comme un murmure. Les mots sonnaient comme jamais je ne les avaient entendu sonner, chacun d'entre eux. Etait-ce dû à son accent ? Je ne crois pas, non. Il chantait à peine mais nous regardait dans les yeux malgré la fatigue et l'alcool, et nous racontait la marche des Désespérés.
Les larmes coulaient de la lumière bleue qui émanait de ses yeux. Je ne sais pas ce qu'il pleurait, mais quelle douleur, mon Dieu, quelle douleur !
Avant de se quitter, les yeux encore humides, plus qu'une plainte, il nous délivra une prière : "soyez heureux".